Quand Strasbourg recyclait les obus
Oui, ce sont bien de petits obus qui restent encastrés sur les façades d’immeubles strasbourgeois, bien visibles aux yeux des passants. Non, ce ne sont pas de simples ornements décoratifs. Encore aujourd’hui, ils restent le symbole de l’une des plus grandes tragédies de l’histoire de Strasbourg : le bombardement de la ville en 1870.
Il constitua une véritable fracture, tant par ses conséquences, que par son déroulement. Pour la première fois, les canons ennemis visèrent délibérément les civils. Une pratique qui ferait jurisprudence.
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Strasbourg à la veille du siège de 1870
La plus importante ville du nord-est de la France
À la veille du siège de 1870, Strasbourg était déjà la ville la plus peuplée du nord-est de la France. Les chiffres disponibles varient entre 69 000 et plus de 70 000 habitants. La capitale alsacienne était aussi prospère. La révolution industrielle du XIXe siècle l’avait dotée d’infrastructures propres à développer des activités qui avaient fait de tout temps sa richesse, le commerce et la finance. Ville d’échanges et de transit, elle bénéficiait du chemin de fer depuis 1847. Le télégraphe avait suivi cinq ans plus tard. Les canaux fluviaux avaient été aménagés, d’autres construits, ainsi celui reliant la Marne et le Rhône au Rhin. Elle bénéficiait d’un axe routier la reliant directement jusqu’à Paris.
Cependant, Strasbourg restait un paradoxe. Entrée de plain-pied par ses activités dans la modernité, elle restait structurellement une ville fortement médiévale.
« Réaménagés par Vauban, et quasiment intacts, les remparts de Strasbourg, au XIXe siècle, constituaient plus un obstacle à l’extension de la ville qu’une protection pour la population. »
Une ville surpeuplée prisonnière de ses murailles
Les habitations strasbourgeoises se concentraient, tant bien que mal, sur une superficie enclavée de 200 hectares, si l’on excluait les emprises militaires.
Une majorité de la population se concentrait sur l’ellipse insulaire, d’un peu plus de 85 hectares. Celle-ci conservait encore son apparence médiévale, avec de vieilles demeures accolées, bâties en profondeur, ornées de façades étroites et élevées. Cette Grande-Île constituait le centre urbain, avec sa cathédrale, son Hôtel de Ville, son palais de justice, ses institutions et ses lieux d’enseignement.
En fait, l’ellipse insulaire était sur bâtie et sur peuplée.
En raison de cet entassement, une partie des Strasbourgeois s’était installée de l’autre côté des quais de l’Ill. En observant le plan de Strasbourg, un constat apparaît immédiatement. Ces extensions, coincées entre un bras de la rivière et le tracé des fortifications, avaient atteint, pour la plupart, le maximum de leurs possibilités de développement. La densité des habitations variait d’un endroit à l’autre, mais elle se heurtait toujours, à un moment donné, à un hiatus de taille : les remparts.
Consciente de cet étouffement, dès les années 1840, la municipalité strasbourgeoise avait conçu un projet d’extension. Mais elle n’était pas parvenue à résoudre deux problèmes majeurs : la destruction ou non des remparts et l’instabilité des terrains aménageables à l’extérieur de la ville. Faute du financement indispensable, le projet n’avait pas été poursuivi. En 1870, les Strasbourgeois demeuraient donc enfermés dans leurs murailles. Ce qui ne serait pas sans conséquences.
L’une des plus importantes places fortes de France ?
Depuis son rattachement au royaume de France en 1681, Strasbourg avait bénéficié d’un système de défense élaboré qui avait démontré sa fiabilité dans le passé. Mandaté par Louis XIV, Vauban avait bien fait les choses. Il avait renforcé les fortifications préexistantes et construit une citadelle, point de surveillance des mouvements sur le Rhin. Au sud, un barrage avait été aménagé, susceptible d’inonder les terres et de les rendre impraticables pour l’artillerie ennemie. Vauban avait doté Strasbourg de fortifications militaires correspondant à toutes les contraintes et techniques de la guerre du XVIIe siècle.
La place forte y avait gagné le titre prestigieux de gardienne de la frontière du nord-est. Mais la révolution industrielle du XIXe siècle et ses progrès spectaculaires dans le domaine de l’artillerie rebattaient les cartes. L’invention des canons rayés à tir d’obus qui décuplait la puissance de feu rendait la protection des murailles de pierres très aléatoire.
Conscient de la nécessité de revoir la défense de Strasbourg, le Comité des fortifications était profondément divisé. Moderniser cette place forte ou la déclasser ? Comme souvent, on fit des compromis avec des plans de réaménagement qui en 1870 n’avaient même pas été mis en place. Ces dissensions internes, ces retards et ces erreurs eurent des effets désastreux. Lorsque le conflit franco-allemand éclata, la capitale alsacienne restait une place forte dépassée, mal équipée, mal gardée et surpeuplée. Les Strasbourgeois en paieraient le prix de sueur, de sang et de larmes.
Prendre Strasbourg à tout prix
De l’art de bien placer ses batteries
Lorsque le 12 août 1870 le général prussien Von Werder arriva devant Strasbourg, il était déterminé à prendre la ville, quel qu’en soit le prix. Et l’homme était pressé. Il fit occuper par ses troupes les communes limitrophes presque sans coup férir. Il installa alors sur les hauteurs de Schiltigheim, Kronenbourg, Hausbergen ses formidables canons Krupp avec lesquels il organiserait un bombardement impitoyable sur Strasbourg.
Ces îlots d’habitation représentaient des points stratégiques de première importance pour la défense de la ville. Ils offraient une visibilité directe et dégagée vers celle-ci ; il était donc vital de les protéger et de les défendre pour éviter un encerclement de Strasbourg. En 1870, on s’en avisa trop tard.
« Depuis longtemps, outre-Rhin, des voix exigeaient le retour de l’Alsace dans le giron germanique.
En cas de conflit armé franco-prussien, il était évident que Strasbourg se retrouverait sous le feu de l’artillerie prussienne. »
Si peu d’hommes et si peu de canons pour défendre la ville
On reprocha au général Uhrich, chargé de la défense de Strasbourg, de ne pas avoir pensé à défendre ces positions. Mais l’aurait-il pu ? Il avait si peu de troupes à sa disposition. La ville avait été quasi vidée de ses militaires, partis avec le Général Mac Mahon. La garnison restante était composite : des artilleurs, des pontonniers, des dépôts de régiments en ligne et par chance, un régiment de passage. Plus tard quelques milliers d’hommes, toutes armes confondues, arrivèrent annonçant le désastre subi à la bataille de Froeshwiller.
Peu de troupes et peu d’armes. Les fameuses fortifications de Vauban formaient un ensemble disparate, vétuste, dépassé et mal équipé. Les ouvrages avancés étaient vides de canons. Les grosses pièces d’artillerie à la disposition des défenseurs restaient exposées aux tirs ennemis et bien visibles de loin. Pire, leur puissance de feu était de loin inférieure à celle des canons ennemis. La guerre de 1870 fut aussi la démonstration de la supériorité technique et militaire prussienne.
L’ultimatum
Le siège de Strasbourg fut le dernier de l’histoire de la poliorcétique. Coupée du monde à l’intérieur de ses remparts, la ville était complètement encerclée. Le Général Von Werder avait détruit tous les moyens de communication, dont le télégraphe. Ses canons étaient dirigés vers Strasbourg, prêts à ouvrir le feu.
Les Strasbourgeois s’attendaient à un siège en règle où une résistance patriotique permettrait d’attendre les renforts français qui viendraient certainement. Bombarder Strasbourg, une ville pleine de civils ? Comment croire à cette menace qui, mise à exécution, eut été « pire qu’un crime, une faute » ? C’est pourtant ce que menaçait de faire Von Werder si la ville refusait une reddition immédiate. On ne dédaigne pas la sommation d’un orgueilleux général prussien. Et l’homme n’était pas un humanitaire.
Le Bombardement de Strasbourg
Devant la résistance des Strasbourgeois – civils et militaires - le général Von Werder devait donc se résoudre à un siège en règle de la ville. Mais le procédé était long et coûteux. Or, l’homme était pressé. En terrorisant la population par un bombardement massif, il pensait l’inciter à faire pression sur les militaires pour qu’ils acceptent une capitulation. Cette tactique se révélerait pourtant vaine. Les civils ne disposaient pas d’un tel pouvoir et bien au contraire, les bombardements renforceraient leur volonté de résistance. Le général Von Werder y gagna juste un surnom : Von Mörder (l’assassin).
46 jours et nuits sous un déluge de feu
Les premiers obus tombèrent sur Strasbourg dès le 12 août. À partir du 15 août, ils se déchaînèrent, jour et nuit. A plus d’un siècle et demi de distance, il est difficile de percevoir et de comprendre les émotions des protagonistes. Toutefois, les témoignages se recoupent. Ils décrivent tous la terreur des Strasbourgeois sous la pluie sifflante des obus, l’attente angoissée, le choc aléatoire de l’impact et la violence de l’explosion. Partout, les murs et les toits s’effondraient dans un amoncellement de gravas dans lesquels les appels à l’aide des blessés se mêlaient au silence des morts. Le Jardin botanique de Strasbourg se transforma bientôt en un cimetière improvisé.
De Kehl, de Hausbergen, de Schiltigheim, de l’Elsau, les tirs fusaient de toute part vers le centre de Strasbourg, surpeuplé. Prisonniers à l’intérieur des fortifications, les Strasbourgeois découvraient toute la capacité destructrice des obus prussiens. Les fusées percutantes détruisaient les édifices, transperçaient les toits et traversaient des murs de plus d’un mètre d’épaisseur. Les obus incendiaires ravageaient des quartiers entiers. Les fusées fusantes explosaient en l’air, tuant les personnes et fracassant les membres.
Mais les Strasbourgeois résistaient toujours et le général Von Werder enrageait. Alors, il y eut la nuit de l’apocalypse du 24 août. Toutes les bouches à canon prussiennes convergèrent simultanément vers la ville la transformant en un gigantesque brasier et un territoire d’épouvante. Trois nuits de suite, la ville brûla, en vain ; les Strasbourgeois ne cédaient pas. Bien au contraire, la rage au cœur, ils envoyèrent une délégation demander au général Uhrich de résister à tout prix. Le patriotisme et le courage des Strasbourgeois ne furent jamais mis en doute. Ils en payèrent le prix.
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Des pertes patrimoniales et culturelles irremplaçables.
Dès les premiers bombardements, la Banque de France, l’Hôtel de Ville et le Grand Séminaire furent touchés. Puis les vagues successives endommagèrent la Préfecture, le Musée des Beaux-Arts, l’œuvre Notre-Dame et le Gymnase, malgré son drapeau blanc sur le toit. L’hôpital civil à lui seul fut touché par plusieurs obus. L’église Saint-Thomas qui renfermait le superbe tombeau du maréchal de Saxe fut endommagée en plusieurs endroits.
La cathédrale, le joyau de Strasbourg, fut blessée à plusieurs reprises par les obus prussiens : toiture détruite, murs endommagés, vitraux pulvérisés, incendies…
Mais la catastrophe eut lieu dans la nuit du 24 août : le Temple neuf qui abritait la bibliothèque de Strasbourg fut frappé de plein fouet. Trois cent mille manuscrits dont des incunables et des œuvres d’art rarissimes s’enflammèrent. Le célèbre manuscrit original Hortus deliciarum disparut à jamais. Puis, le 27 août, ce fut le Palais de justice qui brûla avec toutes ses archives. On ne sauva du greffe que quelques documents. Détruire le patrimoine et par-delà l’identité culturelle, consumer la mémoire d’une population ne sont pas des actes anodins. S’ils ne blessent pas les corps, ils blessent les âmes. À la fin du siège, un tiers de la ville était parti en fumée. Les Strasbourgeois n’oublieraient jamais.
La destruction des remparts
Le général Von Werder commençait toutefois à réaliser que les bombardements à outrance sur les civils entamaient largement ses précieuses réserves de munitions sans beaucoup d’effets positifs. Les murailles restaient quasi intactes et les défenseurs résistaient toujours et encore.
Il était temps d’en finir en changeant de tactique. Il orienta alors la puissance de ses canons Krupp vers les remparts de la ville. Les travaux d’approche des batteries prussiennes permettaient d’orienter les tirs vers celles-ci. Bientôt, la citadelle ne fut plus que ruines et des pans entiers des fortifications étaient complètement détruits. Grâce à ces brèches, l’assaut final était inévitable et imminent. Il était temps que Strasbourg capitule avant des combats à mort dans les rues et une tuerie inutile. Le général Uhrich avait compris que les renforts français ne viendraient jamais et l’héroïsme ne peut pas tout. Le 27 septembre 1870, il fit hisser un drapeau blanc sur la flèche de la cathédrale et sur la citadelle. Le silence, enfin.
Lorsque les canons prussiens se turent, le bilan était effrayant. On comptait des centaines de morts, près de 1 500 blessés et plus de 10 000 personnes sans-abris. Des bâtiments historiques avaient été détruits et un patrimoine culturel irrémédiablement perdu. Les Strasbourgeois avaient subi un traumatisme durable.
Plus de 200 000 obus s’étaient abattus sur la capitale alsacienne en rasant des quartiers entiers. Puisqu’ils jonchaient les rues, des habitants décidèrent de les récupérer. Ils les feraient insérer dans les murs de leurs maisons lors de leur reconstruction. Une façon de faire comprendre aux Allemands que les Strasbourgeois n’oublieraient jamais le bombardement de 1870.
Sources :
Histoire de Strasbourg, des origines à nos jours
https://www.fort-frere.eu/la-place-forte-de-strasbourg/son-histoire/siege/
Wikipedia : le siège de Strasbourg
Wikipedia : August Von Werder
https://archives.strasbourg.eu – 1870, Strasbourg brûle-t-il ?