Un droit de grève à la recherche d’une règle de droit

Nous pensons tout savoir sur le droit de grève, sauf peut-être l’essentiel. Principe constitutionnel depuis 1946, il n’est régi par aucune règle générale de droit. Il est universel et inviolable, mais il est interdit à certaines professions. Pour rendre ses jugements, la jurisprudence navigue entre des écueils constitutionnels, des lois parcellaires et des vides juridiques.

A trop sacraliser un droit, on finit par le méconnaître.

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La grève, d’une définition à une autre

 

Commençons par la petite histoire. Rendons-nous sur la place de Grève du Paris médiéval. Sur sa partie basse, elle descendait vers un port fluvial où l’on déchargeait les marchandises arrivant par la Seine. Poumon économique de la ville, elle offrait un travail bienvenu pour une main-d’œuvre non qualifiée, exclue des régimes des métiers. Le débarquement des marchandises achevé, ces hommes retournaient se mettre en grève, c’est-à-dire attendre un nouveau travail. 

C’est au XIXe siècle, que l’expression changea définitivement de sens. Avec l’émergence des révoltes ouvrières, la place de grève devint un lieu de rassemblement pour les ouvriers… qui refusaient le travail.  Faire grève désigna alors un moyen mis en œuvre par une coalition d’ouvriers, pour obtenir une issue favorable à leurs revendications. Jusqu’en 1864, grève et coalition furent réprimées et condamnées dans le cadre du même délit pénal. Sans qu’il y ait toujours des liens de cause à effet.

Fait remarquable, dans le cadre de ce délit, ouvriers et employeurs se retrouvaient sous le joug de la même interdiction. 

 

Un droit de grève incertain et ambiguë  

 

 Une loi Ollivier très prudente

Au tournant des années 1860, après une décennie d’autoritarisme sans faille, Napoléon III se prit à rêver d’un libéralisme contrôlé. L’auteur de L’extinction du paupérisme souhaitait se rapprocher de la classe ouvrière, trop longtemps dédaignée. 

En 1864, la loi Ollivier supprima le délit de coalition et rendit ainsi la grève possible, bien que sous de fortes réserves. Tout acte de violence, toute menace ou le non-respect de la liberté d’entreprise et de travail, justifieraient encore sa répression. 

Par l’effet d’une négation – la suppression du délit – la grève devenait légale, sans être officiellement reconnue comme un droit spécifique. Elle restait considérée comme une coalition momentanée, tolérée ou réprimée, selon les cas ou les intérêts en présence. 

 
« En dépénalisant le délit de coalition, la loi Ollivier de 1864 tolérait la grève sous certaines conditions, mais sans la reconnaître comme un droit opposable.  »
 

Une règle de droit de la grève - générale, impersonnelle, obligatoire et sanctionnée par l’autorité publique en cas de violation – n’était pas à l’ordre du jour. La loi Ollivier reconnaissait la grève comme un outil légal de pression pour obtenir une issue favorable aux revendications ouvrières. Sans leur accorder dans le futur, par un droit légiféré, une arme redoutable contre les employeurs et inviolable par l’autorité publique. Prudence est mère de sûreté.

La grève connut ainsi durant les décennies suivantes des hauts et des bas, des victoires et des répressions. Elle demeurait un droit de fait, quoique flou, acquis de haute lutte, qu’il était prudent de ne plus rediscuter. 

 

Un principe constitutionnel n’est pas une règle de droit 

Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le règlementent (article 7, préambule de la Constitution de 1946). 

Après cinq années de guerre, d’occupation et de répressions, le préambule de la Constitution de 1946 inscrivait les principes essentiels qui guideraient la IVe République. Il eut le mérite d’affirmer (enfin) le droit de grève comme un droit fondamental et universel. Cependant, entre l’affirmation d’un principe constitutionnel et la règle de droit qui l’applique, il y a un lien qui parfois n’est jamais tissé. Lesdites lois qui devaient règlementer le droit de grève ne furent jamais votées. 

La Constitution de la Ve République n’aborde pas directement la grève, mais son préambule proclame solennellement : 

… son attachement aux Droits de l’homme… définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946… 

Les droits qui y sont affirmés deviennent de valeur constitutionnelle, c’est-à-dire qu’ils s’imposent au législateur, à l’Etat et aux pouvoirs publics. Est-ce la raison de la réticence de ceux-ci à rédiger une règle de droit générale de la grève ?  

Pourtant, principes constitutionnels et réalité des conflits sociaux, ne sont pas toujours compatibles. Ils peuvent même placer l’État et ses représentants devant des choix cornéliens.

 
« En reconnaissant le droit de grève, le préambule de la Constitution de 1946, prévoyait qu’il s’exerçât dans un cadre légiféré qui ne fut jamais voté. Le droit de grève reste ainsi un droit « flottant » sans règles précises. »
 

Le Jugement de Salomon du Conseil constitutionnel 

Lorsque deux droits à valeur constitutionnelle se confrontent, quelle primauté faut-il accorder ? Que décider, lorsque le droit de grève entre en conflit flagrant avec le droit à :

 …la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs… (article 11  du préambule de la Constitution de 1946). 

Ecartant le rapport de force, le Conseil constitutionnel a privilégié un équilibre entre liberté d’exercice du droit de grève et sauvegarde des intérêts généraux de la nation. Sur quels fondements ? 

  • Une obligation de continuité du service public (décision du 23 juillet 1979). 

  • La protection de la santé et de la sécurité des personnes et des biens (décision du 22 juillet 1980). 

Sur la base de ces deux décisions, la jurisprudence constitutionnelle a autorisé le législateur à imposer des interdictions d’exercice de la grève aux personnes :

  • dont les activités se rattachent aux fonctions de souveraineté de l’Etat, ou

  • dont l’absence nuirait à la continuité des services  essentiels au fonctionnement du pays. 

Fort de ces décisions, le législateur est resté toutefois très prudent. Seules certaines fonctions, clairement désignées, sont interdites de grève. D’autres catégories professionnelles restent limitées par les restrictions nécessaires au service minimum. On ne touche pas impunément au droit sacré de la grève sans conséquences. 

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Quand la justice vole au secours du droit

 

Les sous-entendus de l’action de grève 

La justice se fonde sur les lois pour rendre ses jugements et n’apprécie guère les vides juridiques. C’est pourquoi, dans un arrêt du 2 février 2006, la chambre sociale de la Cour de cassation a défini (enfin) la grève comme : 

Une cessation collective, concertée et totale du travail, en vue de présenter à l’employeur des revendications professionnelles.

Cette définition inscrite dans le marbre de la loi n’est pas anodine.  Elle pose trois conditions essentielles à la validité d’une grève : 

  • un arrêt total et collectif du travail,

  • une concertation, avec une volonté commune de cesser les activités, 

  • des revendications professionnelles portant sur les salaires, les conditions de travail ou la préservation de droits des salariés. 

Par contrecoup, sont considérées comme illicites et sanctionnables des pratiques, telles que : 

  • la grève dite perlée,

  • la grève liée à un motif particulier du contrat de travail,  

  • des blocages ponctuels et successifs de l’activité, sans arrêt collectif du travail,  

  • une grève basée sur des motifs purement politiques. 

Voilà pour la théorie, mais en pratique ? 

Pour les syndicats, la grève est toujours légale, puisque reconnue droit à valeur constitutionnelle. Pour la jurisprudence, la décision du caractère licite ou illicite de celle-ci est fondée sur des subtilités parfois déroutantes pour un non-initié.  Si vous ne craignez pas les arguties juridiques, présentez votre affaire devant les tribunaux, sinon, passez à autre chose. 

 

Vous avez dit sans motifs politiques ? 

Reconnaissons-le, le caractère apolitique de la grève n’est pas toujours respecté. Lorsqu’elle est générale et nationale, destinée à faire pression sur le gouvernement, est-elle encore exempte de tout objectif politique ?  

Droit de grève ou liberté de manifestation et d’expression ? Est-il anodin de faire un amalgame entre deux principes constitutionnels distincts et régis par des lois distinctes ? 

Les manifestations et mouvements sociaux exercées en dehors du contexte défini par la jurisprudence ne sont pas considérés comme des mouvements de grève. Mais pour quelles sanctions ? 

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Des lois de circonstances et parcellaires

 

Le droit de grève promulgué par la loi Ollivier et celui exercé aujourd’hui a-t-il le même sens ? Au XIXe siècle, il fut accordé à une classe ouvrière non syndiquée et démunie face au pouvoir patronal. Au XXIe siècle, il est un droit fondamental, garanti à tous les citoyens. 

Dans une société infiniment plus complexe, les conséquences de l’exercice de la grève ne sont plus les mêmes. C’est pourquoi, des lois ont été promulguées au gré des circonstances et des problèmes qui survenaient : 

  • principe de continuité des services publics, 

  • activités liées à la souveraineté de l’Etat, 

  • protection de la santé des personnes, de leur sécurité et de leurs biens, 

  • liberté de travail des non-grévistes, 

  • réquisitions légales en cas d’urgence nationale. 

Elles semblent plus définir l’exercice du droit de grève par ses interdictions et ses limitations que par son fondement même. Elles se retrouvent disséminées dans divers codes (du travail, des collectivités générales, de la défense…) et aux juristes de s’y retrouver. 

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L’article 7 du préambule de la Constitution de 1946 est pourtant sans ambiguïté. Il affirme le caractère universel du droit de grève tout en se rapportant  à la loi pour en fixer les conditions d’exercice. Pourtant, le législateur a laissé passer l’occasion. 

Nous nous retrouvons aujourd’hui avec un droit à valeur constitutionnel règlementé par des lois de circonstances et une jurisprudence prudente.  Un droit « flottant », sans base solide, que chaque parti interprète à sa manière, au grès des mouvements sociaux. 

A trop sacraliser un droit en refusant de le légiférer, on favorise des dérives que seule la loi peut endiguer.

 

Sources :

Préambule de la constitution de 1946

Arrêt du 2 février 2006 de la chambre sociale de la Cour de Cassation

Vie-public.fr Qu’est-ce que le droit de grève ?

https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000007050228/

https://www.herodote.net/25_mai_1864-evenement-18640525.php

https://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-discours-parlementaires/emile-ollivier-28-avril-1864

 

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